Crédit photo : Hélène Curchod en avril 2024.
Élève de la promotion Alan Turing (2019-2020), Hélène Curchod a la lourde tâche de représenter les bibliothèques départementales dans notre panel de portraits. Méconnues, pourtant structurante, son expérience à divers niveaux dans ces structures montrent bien cette alliance constante entre direction stratégique, ingénierie et réalités opérationnelles, au cœur des métiers de conservateurices.
Pouvez-vous présenter votre parcours et votre poste actuel ?
Je suis issue d’un parcours d’études littéraires assez classique. Après un bac L et une classe prépa littéraire, j’ai intégré l’École normale supérieure de Paris. En tant qu’élève fonctionnaire stagiaire, je devais travailler dans la fonction publique pour répondre à mon engagement décennal auprès de l’État. Mais je ne voulais pas devenir enseignante ou chercheuse. Lors d’un stage réalisé auprès de Paris bibliothèques (aujourd’hui Bibliocité, opérateur des bibliothèques de la ville de Paris pour l’action culturelle du réseau), j’ai découvert la diversité des services des bibliothèques. Je me suis orientée vers le concours de conservatrice car je souhaitais travailler sur l’aspect managérial de l’accès à la culture.
Après l’INET, j’ai intégré la bibliothèque départementale de la Marne en tant que responsable du pôle dédié à l’action culturelle, la médiation numérique et les public spécifiques et responsable de la politique documentaire. Ce premier poste m’a permis de me familiariser avec le métier et l’environnement. Lorsque le poste de direction est devenu vacant, j’ai naturellement postulé et le Département m’a fait confiance pour prendre la direction de la bibliothèque départementale.
Depuis deux ans, j’ai aussi à cœur de transmettre mon savoir aux futurs bibliothécaires et j’interviens sur plusieurs modules de la formation ABF en Champagne-Ardenne (je me suis récemment creusé la tête pour rendre sympa la gestion budgétaire !)
Pour vous, c’est quoi un conservateur des bibliothèques aujourd’hui ?
C’est un professionnel qui a plusieurs casquettes. Souvent chef·fes d’équipement, nous gérons un établissement et organisons l’accès du public à son service. Cela implique d’allier souplesse et fermeté pour organiser le planning, gérer le budget, s’assurer de la sécurité du bâtiment et du respect des procédures.
En tant que chef·fes d’équipe, nous avons un rôle managérial indéniable. Organiser la cohésion de l’équipe, la montée en compétence individuelle et collective, gérer les conflits, bien communiquer… Ce n’est pas de tout repos, mais, quand on aime l’humain (et ses contradictions !) c’est passionnant.
Enfin, nous sommes bien évidemment au service d’une politique publique et nous avons un rôle d’interface entre les élu·e·s et les équipes. Traduire les orientations politiques en objectifs concrets pour un service, aider à la décision, comprendre le territoire et ses dynamiques, embarquer les équipes dans un projet qui est porteur de sens et gérer les ressources associées sont autant de challenges que les conservateurs relèvent au quotidien. Il y a de la réflexion, de l’analyse, de la prise de décision, une recherche d’innovation, du relationnel… C’était cette complétude que je recherchais en me lançant dans cette voie.
Pouvez-vous partager un projet particulièrement marquant dans votre carrière ?
En 2023, j’ai organisé avec mon équipe un marathon créatif de trois jours pour réfléchir à un service de lecture publique itinérant en ruralité. Nous étions accompagnés par une personne qui avait l’habitude de ce genre de format et qui nous a guidé pour nous organiser au mieux. En a résulté une organisation de travail inhabituelle, où beaucoup d’autonomie était laissée aux agents des groupes de travail, et où la confiance des uns envers les autres était entière. On a limité les chaînes de validations incessantes et ça faisait du bien !
Lors du marathon, l’ensemble de l’équipe a vécu trois jours totalement inédits par rapport à nos activités habituelles, où l’on a découvert des collègues sous un autre angle, où l’on a fait des maquettes, découpé des panneaux de bois, fait de la peinture, où les talents individuels des uns et des autres ont pu s’exprimer. Nous avons fini en remontant le prototype d’un camion de 28m3 dans notre hall. Ce projet a grandement contribué à la cohésion au sein de l’équipe. A la fin, j’étais très émue de l’engagement de chaque agent et de la beauté de ce qu’on peut produire lorsqu’on fédère nos compétences.
Les bibliothèques départementales sont mal connues, et sont pourtant les seules bibliothèques appartenant désormais à une compétence obligatoire. Souvent les usagers ont surtout en tête les bibliobus, qui n’existent plus systématiquement, et les bibliothèques départementales se sont beaucoup réinventées. Au fond c’est quoi une bibliothèque départementale aujourd’hui ?
J’ai l’habitude de dire que nous sommes des « acteurs de l’ombre qui ont besoin d’être mis dans la lumière » ! Un peu comme les racines d’un arbre que l’on ne voit pas mais qui contribuent à sa croissance. Le public nous connaît rarement, mais nous faisons beaucoup pour qu’il ait accès à des bibliothèques bien achalandées, avec des programmes d’action culturelle riches et où le personnel est bien formé. La qualité du service rendu au public est notre priorité, même si nous ne voyons qu’occasionnellement les usagers pour qui l’on travaille au quotidien.
Plus concrètement, nos missions actuelles sont centrées sur l’accompagnement des territoires dans leurs projets de lecture publique. Cela se décline au niveau politique, en aidant les élus locaux à diagnostiquer leur territoire, à dimensionner leurs projets, à identifier les attentes culturelles de la population… et cela va jusqu’à des aspects plus techniques d’aide à l’élaboration d’animations, à la rédaction de politiques documentaires, etc. Nos missions traditionnelles (prêt documentaire notamment) demeurent, avec plus ou moins d’intensité selon le profil des territoires, les budgets locaux, le niveau de professionnalisation, le nombre de réseaux de bibliothèques et les compétences prises ou non par les EPCI. Nous mettons en œuvre la stratégie départementale de développement de la lecture publique. : pour certains départements, l’orientation sera de conserver un soutien à tous types de structures pour garantir un accès au livre même dans les territoires les plus ruraux, dans d’autres, les moyens seront mis sur les structures aux surfaces et horaires d’ouverture suffisants pour proposer une diversité de services. Dans tous les cas, nous travaillons à garantir des services de proximité pour le plus grand nombre d’habitants.
Le regard large sur un territoire et ses acteurs, le relationnel avec les bibliothécaires et les élus locaux, et le positionnement des bibliothécaires départementaux en force de conseil et de transmission de compétences font de ces établissements des bibliothèques uniques et indispensables.
Propos recueillis par Maël Rannou (promotion Art Spiegelman), avril 2024.