Crédit photo : Martin Casalis.
Conservatrice formée au sein de la Promotion Alan Turing (2019-2020), Eleonora Le Bohec Lettieri est actuellement en transition entre deux postes, après une expérience importante au sein de Cœur d’Essonne Agglomération. A côté de son poste, elle est très engagée au sein de l’ABF et dans l’échange et la transmission, qui s’incarne dans des interventions en journées d’études, articles, ouvrage… retour sur un parcours engagé et toujours collectif !
– Pouvez-vous présenter votre parcours et votre poste actuel ?
J’ai fait des études en sociologie politique et en histoire de l’art. J’ai eu une première vie pro faite d’une multitude de jobs précaires dans le secteur culturel (ramassage de popcorn sur moquette de cinéma ou encore indication des toilettes juste à gauche après les Renoir au musée d’Orsay) et deux expériences marquantes et enthousiasmantes en Seine-Saint-Denis dont une en tant que bibliothécaire jeunesse (où on décoince les essuie-mains des toilettes mais on fait aussi des accueils de classe).
Après l’INET j’ai pris un poste de direction dans le 94 au sortir du confinement, puis mon poste actuel à Cœur d’Essonne Agglomération. J’ai trois missions principales aujourd’hui : la direction d’un ensemble de 5 médiathèques à l’intérieur d’un réseau, la direction directe d’un établissement ouvert en 2022 – la médiathèque Olivier Léonhardt – et la chefferie de projet d’une construction qui n’est pas une bibliothèque : un tiers-lieu numérique et culturel à Fleury-Mérogis. Je prendrai en avril un poste à Rennes Métropole au sein de la bibliothèque des Champs Libres en tant que Responsable des services aux publics. Je travaille en parallèle sur un livre à paraître aux Presses de l’ENSSIB mené avec Jean-Rémi François sur le hors les murs des bibliothèques.
Je décoince toujours les essuie-mains et c’est bien normal.
– Pour vous, c’est quoi un conservateur des bibliothèques aujourd’hui ?
Pour moi la spécificité des missions de conservateur.ice.s tient aujourd’hui sur deux piliers : la gestion des ressources et le développement d’une politique publique à adapter aux enjeux du territoire que l’on dessert, les deux sont très intriqués. On dit, à tort je trouve, que notre cadre fait partie de la haute fonction publique pour une raison qui serait que nous sommes manager ; j’observe plutôt que nous sommes gestionnaires de ressources (financières, humaines, temporelles, bâtimentaires) et producteur.rice.s d’une politique de lecture publique qui a la grande spécificité d’être un service public très largement ouvert, ce qui le rend pertinent et en même temps complexe. C’est un métier polyvalent et aucun poste ne se ressemble tout à fait, comme les équipes que nous avons à coordonner. Cela nous place souvent au croisement des enjeux politiques de nos territoires : nous y contribuons autant qu’ils rentrent dans nos établissements (l’écologie, les mobilités, les questions sociales, le développement économique, l’aménagement urbain etc.). En cela, nous développons des compétences et des expertises qui débordent régulièrement de la lecture publique stricto sensu et c’est une force pour les collectivités. Comme d’autres cadres d’emploi, on ne mérite sans doute pas une progression de carrière si courte et des rémunérations plus basses que les A + de l’administratif et du technique ; il me semble qu’on ne mange pas très bien en vivant de « vocation », de « passion » et d’eau fraîche, bien qu’on soit très fier.e.s de faire partie des professions du soin/care.
– Pouvez-vous partager un projet particulièrement marquant dans votre carrière ?
Sans aucune hésitation : l’ouverture de la médiathèque O. Léonhardt et son développement aujourd’hui. Une très grande et intense aventure professionnelle : de la chefferie de projet du chantier et les projecteurs des élus dirigés vers l’ouverture, jusqu’aux nombreux défis rencontrés (bâtiment en rodage, installation des objectifs du projet dans le paysage local et dans l’organisation de l’équipe, révoltes urbaines et difficultés sociales) mais également ces merveilleux projets participatifs avec la population que l’équipe met en place (les actions du FabLab, la prise en main par les ados de l’action culturelle etc.).
– Tu es très engagée au sein de l’Association des bibliothécaires de France, et notamment de sa commission Livr’Exil, peux-tu la présenter et expliquer l’intérêt d’un engagement fort pour un cadre de direction dans la territoriale ?
Mon caractère me pousse à ne jamais agir seule, on ne peut pas être expert de tout mais on doit savoir à qui demander quand on ne sait pas. C’est ma manière de travailler en collectif depuis de nombreuses années qui trouve son complément para-professionnel à l’ABF. Je m’y retrouve dans des chantiers à explorer pour la profession ou des valeurs à défendre. J’ai adhéré au début de ma carrière dans les bibliothèques pour travailler avec des collègues de toute la France sur le thème des luttes contre les discriminations via la commission Légothèque.
En 2018 naît à l’ABF l’envie de travailler, en plus de l’accueil des personnes exilées dans les établissements, la question de leur insertion professionnelle dans les métiers de la culture : le programme Livr’exil est lancé. Dans les flux migratoires qui passent ou restent en France, une grande partie des personnes ont une expérience professionnelle antérieure riche et des diplômes ; on ne leur donne pas beaucoup l’occasion de s’appuyer sur leurs précédentes expériences pour trouver un emploi, c’est dommage ! Nous avons fait le pari qu’en présentant ce métier dans sa diversité et en leur proposant un programme d’accompagnement et de formation, quelques un.e.s pourraient y trouver un environnement professionnel qui ferait dialoguer leurs compétences avec les enjeux des bibliothèques d’aujourd’hui. Un peu moins d’une dizaine de personnes ont été accompagnées, deux personnes ont fait le programme complet, ont obtenu le diplôme d’auxiliaire de l’ABF et sont aujourd’hui bibliothécaires.
Outre l’élargissement de mes horizons, l’ABF c’est un des moyens de réfléchir à des sujets importants et de représenter et valoriser l’expertise des bibliothécaires auprès des instances nationales. En intégrant le Bureau National de l’ABF j’ai travaillé avec les collègues sur le toilettage des statuts et des concours, le congrès sur l’action culturelle ou encore la question des bibliothèques en quartiers populaires.
Participer ou adhérer à une association pro c’est donc soutenir un débat fructueux autour des bibliothèques. Conservateur.rice.s ou pas ça n’a pas d’importance.
Propos recueillis par Maël Rannou (promotion Art Spiegelman), mars 2024.